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Gardien de voyage de ma mère sous champignons magiques

Gardien de voyage de ma mère sous champignons magiques
Fin de la chronique précédente :
Ma mère, récemment diagnostiquée d’un cancer du pancreas, apprend que d’autres organes sont touchés. Selon ses dires : « les carottes sont cuites ».
Avec sa fin prochaine en ligne de mire, elle décide de vivre une expérience psychédélique aux champignons à psilocybine, les fameux champignons magiques.
Je serai son gardien de voyage.

Gardien(ne) de voyage

Une gardienne ou un gardien de voyage (trip sitter, en anglais) est une personne accompagnante qui reste sobre pour assister dans les meilleures conditions la personne qui vit son trip/voyage psychédélique.

Ce n'est pas une petite responsabilité, puisqu'il faut s'engager à être totalement présent durant toute la durée du trip, qui peut durer plusieurs heures. Il faut aussi savoir à quelles réactions on peut s'attendre, agréables comme moins agréables, et savoir les gérer.
Le gardien de voyage doit être centré, capable de ramener quelqu'un qui part en boucles mentales négatives, sans partir lui-même dans lesdites boucles.
Je pense que c'est un vrai plus si l'accompagnant a déjà voyagé sous la même substance psychédélique.

Heureusement pour ma mère, je coche toutes ces cases et j'ai déjà été le gardien de voyage d'une poignée d'amis proches.
Elle aura droit au même processus, en trois parties : préparation, voyage à proprement parler et enfin l'intégration.

Préparation / Expérience / Intégration = triptyque magique

Un triptyque (du grec τρίπτυχος / tríptukhos, « triple, plié en trois ») est — dans le domaine des beaux-arts — une œuvre peinte ou sculptée en trois panneaux, dont les deux volets extérieurs peuvent se refermer sur celui du milieu.
(wikipedia)

Préparation / Expérience / Intégration
Je crois qu'il n'existe pas de meilleure exemple que ce triptyque pour décrire une expérience psychédélique réussie : les deux volets extérieurs - l'un en amont (la préparation), l'autre en aval (l'intégration) - se referment sur l'expérience pour en tirer la quintessence et en faire une véritable expérience transformatrice.

C'est le challenge de nombreuses personnes qui découvrent les psychédéliques : elles passent généralement trop vite sur la préparation et ont très souvent du mal avec l'intégration, faute d'accompagnement adéquat.
Elles téléchargent l'information de l'expérience, mais elles ne l'installent pas profondément dans leur vie.
C'est un "travers" que j'ai pu souvent observer chez celles et ceux qui partent prendre de l'Ayahuasca (ou autre) avec un chaman d'une autre culture dans un pays lointain : l'expérience peut être transcendante, mais elle se déroule bien loin de leur réalité quotidienne. Et l'incarnation est loin d'être aisée une fois revenue.
Perso j'ai eu la chance d'être accompagné à l'Ayahuasca par celui que j'appelle BlackSheep, un chaman du pays basque qui partage ma langue et ma culture et qui a pu assurer avec moi un vrai tryptique : une préparation profonde avec notamment une quête en solitaire dans la nature et une intégration sur le long terme. Je compte bien, moi aussi, offrir à ma mère un service 5 étoiles.

Résumons rapidement les 3 parties du triptyque magique :

  1. La préparation en amont
    Elle consiste en des échanges préalables, avec un travail spécifique sur l'intention, et des questions/réponses sur ce qui peut arriver durant le voyage et les conseils pour gérer ce qui peut advenir. En gros : lâcher prise, et accepter tout ce qui vient, même si c'est pas agréable.
    La préparation peut aussi passer par une "diète", voire un jeûne, ce qui est par exemple le cas de la traditionnelle Vision Quest des chamans dans la nature.
  2. L’expérience
    - D'abord un travail sur le set and settings : le cadre de voyage.
    Primordial pour une expérience introspective réussie : où et avec qui vous faites votre voyage. Préparé en amont, lieu apaisant, calme, tous téléphones coupés, personne(s) de confiance.
    - Le voyage psychédélique à proprement parler (durant lequel le gardien intervient normalement le moins possible).
  3. L’intégration en aval
    Elle se fait idéalement à chaud et à froid : à la sortie de l'expérience, un mois après, quelques mois après. Le gardien ou un autre accompagnant peut jouer un rôle prépondérant.


La mise en pratique (avec ma mère)

De la théorie à la mise en pratique, il n'y a qu'un pas.

Un pas qui s'était fort bien effectué avec les quelques amis précédemment accompagnés.
Un pas qui serait, je le savais, un peu différent cette fois-ci.

Accompagner à une première expérience psychédélique sa mère de 79 ans atteinte d'un cancer avec une espérance de vie (ultra)courte, émotionnellement ça ne serait pas toujours calme, pour elle comme pour moi.
Mais je m'attendais pas à une telle tempête.

Itinéraire d'un "bad" trip

Le voyage fut difficile, challengeant, intense.
Il fut également transformateur pour ma mère et moi, à plus d’un titre.

Tout avait bien commencé.

La participante, informée et motivée, a eu droit à de longs mois de préparation (voir précédente chronique). Le Set & settings était parfait : "voyageuse" allongée dans un lieu cosy, relaxée après une méditation guidée par mes soins, un masque sur les yeux, un casque enveloppant sur les oreilles, deux playlists musicales préparées pour l'occasion (une selon ses goûts, l'autre étant la fameuse "Johns Hopkins Psilocybin Playlist" dispo sur Spotify).
La dose de champi ?
"Normale", calculée à partir du poids de la participante pour délivrer une expérience introspective.

J'étais paré, et j'attendais.
"- Pour l'instant ça n’vient pas" me dit ma mère.
"- Oui, ça va venir. Tu aimes bien la musique ?"
"- Oui"

💡
La psilocybine n'est pas psychédélique en soi mais sa digestion dans l'estomac la transforme en psylocine qui, elle, est bien psychédélique. La psilocine est en effet capable de passer à travers la barrière du cerveau pour interagir notamment avec le fameux récepteur psychédélique 5HT2A, lié à la sérotonine.

C'est pour ça qu'on préfère administrer des champignons sur un estomac léger voir à jeûn, et qu'il ne se passe rien la 1ère demi-heure.
Après ça monte crescendo et le pic est atteint en 60 à 90 min, il y a un plateau plus au moins long et ça redescend. La durée totale d'un voyage sous champi est estimée entre 3 et 5 heures ; c'est évidemment variable selon les individus et les doses ingérées, mais ça donne une idée.

La montée


"- Ah, ça vient"
Après avoir prononcé ces mots, ma mère a commencé perdre le contrôle de l'expérience (c'est le but) et au début ça ressemblait un peu à ça :

Image réalisée avec l'intelligence artificielle de Midjourney. Peu de ressemblance avec ma mère, mais l'émotion est bien recréée.

Ok, c'est parti.

"- Non, non non".
Je lève un sourcil. Mon intervention se limite à lui rappeler de laisser venir tout ce qui vient, même si ce n'est pas agréable au premier abord.
La montée continue.

"- Clément, ça ne va pas"
Elle demande un instant qu'on appelle les secours.
C'est là que j'ai compris que j'allais pas pouvoir négligemment scroller sur mon smartphone pendant que ma mère planerait. La situation allait exiger mon plus grand alignement. Je fais fi du monde extérieur : j'inspire sur 6 secondes avant d'expirer sur 6 secondes, dans l'espoir d'aller chercher les ondes alpha afin d'être dans la présence et non plus dans le mental.
Premier point positif, ma mère se ravise vite sur la demande de secours (elle avait peur des répercussions éventuelles pour moi, m'a-t-elle avoué après). On enlève le masque, on coupe la musique, elle réclame ma main et on continue ensemble la montée.

A un moment, sa respiration commence à se faire très intense et rythmée, comme une respiration du feu (Khapalabathi) en yoga, sauf que là elle inspirait et expirait par la bouche. Et que ça s'arrêtait pas. Quand elle arrivait à reprendre son souffle :
"- Non, non, noooon !
Je ne veux pas mourir, noooonnn !!"

D'habitude, dans ce genre de situation, quand la participante a peur de mourir, cela représente la mort de l'ego, et on peut l'enjoindre à accepter de mourir, en lui disant que c'est une illusion.

Mais là, comme sa respiration haletante n'arrêtait pas, je commençais à flipper un peu. Je décide de me recentrer. J'inspire sur 6, j'expire sur 6. Encore un autre cycle. Encore un autre cycle. A ce moment, peut-être parce que j'étais en ondes alpha (ou thêta), je compris instinctivement, intuitivement, que ma mère ne voyait pas la mort symbolique de son ego, mais sa mort physique prochaine en face. Que ça faisait partie de l'expérience pour elle, même si ça semblait terrible. A elle comme à moi. Que les champignons faisaient leur taf, pour elle comme pour moi.

Il fallait que je lui laisse vivre ça, il fallait que je vive ça.
Il fallait que j'accepte tout, même sa mort prochaine, ou même sa mort dans l'expérience.
Ce fut l'un de mes apprentissages de lâcher prise parmi les plus forts, et il allait m'aider considérablement, je ne le savais pas encore, dans les mois difficiles (euphémisme !) qui allaient arriver.

Pour l'instant, quand ma mère arrivait à reprendre sa respiration, son émotion ressemblait à ça :

Image réalisée avec l'intelligence artificielle de Midjourney. Allégorie de ma mère affrontant la peur de sa dématérialisation prochaine

Autre point important de l'expérience : la grande purge émotionnelle.
Beaucoup de larmes, mêlées au prise de conscience.
Comme on touche à la sphère de l'intime, il y a évidemment des choses que je ne dévoilerai pas, mais c’était très (très) intéressant avec quelques points à partager.

Si on devait résumer en quelques mots : purge émotionnelle et prises de conscience très fortes.

Un passage de l'information de l'inconscient/subconscient au conscient, c'est l'une des grandes forces thérapeutiques des psychédéliques, quand ils sont pris dans un cadre approprié.

C'est ce qui a surpris ma mère, comme elle me l'a partagé lors d'une de nos nombreuses séances d'intégration :

"Je n'avais pas le contrôle, mais j'étais encore consciente. C'est à dire que je ne maitrisais ni les mots qui sortaient de ma bouche, ni mes pleurs, mais j'entendais ce que je disais, et je vivais consciemment les émotions qui passaient par moi".

Ce fut une véritable catharsis psychologique, une cassure de l'armure émotionnelle érigée et maintenue sur 79 années.
Pour reprendre la métaphore du barrage de la dernière chronique, on pourrait dire que le barrage a cédé et que toute les émotions réprimées ont été relachées.
Comme dirait ma mère : c'est comme une psychanalyse accélérée.

Du côté de mes prises de conscience, la principale fut probablement la nécessité d'accepter que si (selon mes croyances), j'étais bien responsable de ma propre création de réalité, je n'étais pas responsable de celle de l'autre. Que je devais accepter sa création de réalité, quelle qu'elle soit. Que je ne devais pas (et de toute façon ne pouvais pas) changer son prisme de vision sur réalité, même pour son "bien". Et que même si j'adorais les mots, et la conceptualisation intellectuelle, ce que je pouvais offrir à l'autre (et au monde), c'était avant tout ma présence. La puissance de la présence au delà des mots. Ma manière d'ancrer l'autre, c'était de m'ancrer moi-même.
Aider l’autre ne se fait principalement pas dans nos mots. Ni dans nos actions.
Mais dans notre présence, et l’énergie qu’elle dégage.

Avec le recul, on pourrait dire qu'avant son voyage psychédélique, ma mère attendait sa mort prochaine avec un fatalisme rationnel ("les carottes sont cuites !").
Avec sa prise de champi, elle a intégré que oulala non, elle ne voulait vraiment pas se dématérialiser maintenant, non aux statistiques, et ça lui donné une pugnacité telle qu'elle a pu affronter les mois qui allaient arriver, les mois de « cure ».

La « cure », ou la maman de Schrödinger

Dans la novlangue médicale, on n’emploie jamais le mot chimiothérapie, on parle pudiquement de cure.
Dans le cas de ma mère, sa cure qui allait commencer fut en fait un poison.
La chimio fut lourde, très lourde, avec une allergie à l'un des 3 composants qui an mis du temps à être reconnue. Je vous raconte pas le boxon, je me suis transformé en aide à domicile pendant de longs mois, le vrai "tunnel", comme un confinement sans savoir à quel moment (et comment) il allait s'arrêter.
Je rentrais chez moi quelques heures par jour, pour chanter et danser (sic) tel un chaman en transe, pour relâcher toute la tension émotionnelle. A un moment ma mère n'arrivait plus à se nourrir, elle avait perdu 14 kg et était à peine vivante. Et la tumeur principale n'avait reculé que de 2mm. Je voyais pas l'utilité de la chimio, sauf pour mourir "mal". Plusieurs fois on s'est pris la main, plusieurs fois j'ai accepté tout ce qui pouvait advenir.

J'ai appris que dans l'adversité, il ne servait à rien de regarder le haut de la montagne, car cela allait inévitablement mener au découragement et à l'inertie. Il fallait juste se concentrer sur le prochain pas à faire, et le faire. Et finalement, c'est la pugnacité de ma mère, son envie de vivre (et de voyager !) qui ont convaincu l'oncogériatre, puis le chirurgien, de donner une place opératoire à cette femme de 80 ans. Une opération lourde, qui pouvait mal tourner. C'était pas pile ou face, mais les risques était connus.

Improbabilité statistique
Et puis le statistiquement improbable est arrivé : ma mère est sortie d'opération sans aucune séquelle majeure.
L'opération s'est effectuée il y a 6 mois maintenant, ma mère a bien voyagé depuis, et elle part d'ailleurs la semaine prochaine pour un grand voyage, celui dont l'espoir l'a "tenue" dans sa chimio : aller au Népal voir le tigre (que je soupçonne fortement d'être son animal totem). Pour info, elle a relu la chronique avant envoi, on a censuré un paragraphe. Il était pourtant pertinent mais pour elle trop intime.
Elle vous salue bien toutes et tous.


Statut légal, statut de la recherche

Où l'un est en retard sur l'autre (surtout en France)

En France, les psychédéliques sont en train de doucement perdre leur "mauvaise presse" avec un point d'inflexion aperçu dans les médias français à l'été 2022 (Le Monde et FranceTV, voir précédente chronique).

Dans la mentalité collective, les substances psychédéliques sont néanmoins encore largement perçues comme des "trucs pas nets" et beaucoup croient encore qu'on peut "rester perché". Des mythes urbains orchestrés politiquement dans les années 1970, perpétués par l'establishment, et que la littérature scientifique anglophone a battu en brèche ces dernières années avec la résurrection de la recherche sur ces composés.

Aux États-Unis, la psilocybine est sur le point d'être reclassée en substance thérapeutique et la première Big Pharma a récemment racheté l'une de ces nouvelles sociétés pharmaceutiques spécialisées dans la synthèse de psychotropes apparentés à la psilocybine. Il existe déjà des centres de psychothérapie assistées via psychédélique. En Europe, ça bouge aussi, avec notamment des cliniques en Suisse.
En France ça bouge pas. Ça frétille dans les médias, mais sans plus.
L' inconscient français, rationnel voire rationaliste (en tout cas cartésien), a semble-t-il un peu de mal avec des composés qui remettent en cause notre acceptation "rationnelle " et "matérialiste" de la réalité.

Mais il est peut-être temps de repenser notre vision du réel. Parce que notre rapport au monde est en crise (et quelles crises !). Au moment où j'écris ces lignes, cela n'a jamais autant été visible.
Et ce n'est probablement pas fini, puisque les temps semblent être à voir et reconnaître toute ce qu'on a laissé sous le tapis, individuellement comme collectivement. Comment gérer les traumas collectifs sans passer avant tout par voir et transcender nos traumas individuels ?
Est-ce que les psychédéliques sauveront le monde ? Non, mais ils peuvent y contribuer. Au-delà de leurs effets thérapeutiques, ils peuvent en effet offrir une nouvelle vision du monde, une compréhension de l'interconnexion de toute chose.

Ceci dit, il ne sert à rien d'encenser ces substances comme panacée universelle. Ce sont des outils, et comme tout outil, il s'agit de bien savoir les utiliser. Utilisées correctement et dans un cadre adaptée, je suis persuadé que ces substances ont un fort pouvoir transformateur et des effets thérapeutiques certains.
Si j'ai décidé de vous partager une expérience un peu particulière, c'est aussi pour vous montrer que parfois ça peut être intense, même s'il y a toujours un enseignement. Et pour marteler le message qu'une expérience psychédélique "réussie" passe surtout par la phase d'intégration.

Merci de votre attention !

Clément, le 15 octobre 2023